CHAPITRE VII

Je quittai Homana-Mujhar comme si j'avais un démon à mes trousses. Mais le démon était en moi : je le sentais me dévorer les entrailles. Par miracle, je parvins à ne piétiner personne sous les sabots ferrés de mon cheval.

Je sortis de Mujhara par le portail de l'est. Je continuai à travers les rues extérieures, me souvenant de la nuit où j'avais rencontré Strahan. Il m'avait dit de ne pas épouser Gisella. Puis il avait menacé de me prendre mes fils.

Gisella me donnerait bientôt un premier enfant. Si c'était un garçon, les plans de Strahan commenceraient à se réaliser.

Je fermai les yeux et je me fiai à mon talent de cavalier pour me garder en selle tandis que je luttais contre le sentiment de vide qui m'écrasait.

Il est difficile de décrire combien le vide peut être envahissant et torturant ; pire que les profondeurs du désespoir. Mon corps vivait, mais j'avais l'impression que mon âme m'avait été arrachée.

Malgré tout le vin que j'avais bu, je n'étais pas ivre. Une partie de moi aurait aimé l'être, pour oublier le vide.

Nous galopâmes, l'étalon et moi, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus avancer. J'entendis le sifflement de sa respiration ; alors je compris que j'étais passé près de le tuer d'épuisement. Il tituba, à bout de forces. Je finis par descendre et le conduire par la bride. Mais je ne retournai pas vers Homana-Mujhar. Je continuai en direction des forêts de l'est.

Caché au cœur de ces bois, devant moi, il y avait la Citadelle. Je n'avais pas l'intention d'y aller. Ceinn et les autres a'saii ne seraient que trop ravis de me dénigrer devant le clan.

Enfin, aussi fatigué que l'étalon, je cherchai un abri pour le reste de la nuit. Je m'arrêtai dans un fourré épais et je déballai les quelques affaires que j'avais emportées : mon arc, un carquois plein de flèches, une outre, un sac de viande séchée pour moi et un de grains pour le cheval, mon manteau... Je me fis un lit de feuilles et je m'enroulai dans le vêtement après avoir nourri l'animal.

Je me blottis dans les feuilles, songeant que les Homanans n'en croiraient pas leurs yeux s'ils voyaient leur prince en ce moment. Je regardai les branches des arbres et je pensai aux dieux qui avaient décidé de mettre les hommes sur terre, installant les Premiers Nés dans l'Ile de Cristal. Je pensai aux Premiers Nés, qui avaient su un jour que leur race allait s'éteindre. Et je pensai à la prophétie qui liait si étroitement les Cheysulis...

Je regardai le cheval ; il avait les yeux fermés et dormirait debout, à la manière des équidés. II avait plus de chance que moi, qui devrais sommeiller sur un sol humide.

La nuit fut plus froide que je m'y attendais. Je m'éveillai à l'aube, glacé jusqu'aux os. Mon manteau était trop fin pour me réchauffer ; j'abandonnai toute tentative de me rendormir et je me levai. J'avais un mauvais goût dans la bouche, dû au vin bu la veille, et un fichu mal de tête.

Je jurai de ne plus jamais boire, sachant parfaitement que je recommencerais à la première occasion...

J'allai près du cheval et plaçai les couvertures sur son dos. Prêt à lui remettre sa selle, j'avais l'intention bien arrêtée de revenir à Homana-Mujhar. Mon père et mon frère devaient s'inquiéter, sans parler de ma mère ! J'avais aussi laissé Gisella, la pauvre petite, privée du bon sens qui aurait fait d'elle une femme digne de ce nom.

Pourtant, je pensais qu'elle était une femme digne de moi.

Au moment où je posai la selle sur l'étalon, je m'aperçus que le sentiment de vide ne m'avait pas quitté.

Dois-je retourner là-bas ? Suis-je différent de la nuit dernière, à part l'état de ma tête et de mon estomac ? Non. Je suis toujours hanté par le besoin ardent de ce qui me manque.

Je ne rentrai pas, mais m'occupai de l'étalon. Je le nettoyai, je le nourris et je le fis boire. Puis je partis, à pied, chercher de la viande fraîche.

Je revins une demi-journée plus tard avec un chevreuil que je fis rôtir après avoir allumé un feu. L'étalon broutait tranquillement les herbes sauvages.

Je me sentais toujours aussi vide, mais je commençai à connaître un peu de paix.

Jour après jour, j'avais l'intention de revenir sur mes pas ; pourtant, je m'enfonçai plus avant dans la forêt. Peu à peu, je laissai derrière moi tout souvenir d'Homana-Mujhar, satisfait de me débrouiller seul. Cela ne m'était jamais arrivé auparavant.

Je laissai pousser ma barbe, puis je tuai un daim et me fis des bottes et un pourpoint avec sa peau. Dessous, je portais toujours les soies et les velours de mes vêtements de mariage, ainsi que les grenats et l'or.

La robe du cheval s'épaissit : il faisait son poil d'hiver. Sa crinière s'allongea. Ici, contrairement à Homana-Mujhar, il n'était pas pomponné par une armée de palefreniers. Lui aussi, il apprenait à se suffire à lui-même.

Chaque jour, je m'éveillais plus vide que la veille. Ma seule consolation était de m'occuper à survivre, découvrant la forêt comme je ne l'avais jamais connue. Je pensai à Gisella, grosse de mon enfant. Je pensai à Ian, que j'avais chassé avec des paroles cruelles. Je pensai à mon père, privé de nouveau de son héritier, après l'avoir récupéré depuis si peu de temps. Et, bien sûr, je pensai à ma mère, qui devait s'inquiéter nuit et jour. Mais c'était ma dernière chance d'apprendre qui j'étais vraiment avant d'être obligé de devenir l'homme qu'on voulait faire de moi pour le bien de la prophétie.

Je ne rentrai pas. Parce que je ne pouvais pas. Pas encore.

Une nuit, un animal visita mon campement. Eveillé par les hennissements de ma monture, j'aperçus l'intrus : un ours des rochers couleur cannelle.

Il bondit sur le cheval en un clin d'œil. Avant que j'aie pu saisir mon arc et mes flèches, l'ours l'avait tué. Parmi mes affaires, je pris ce que je pouvais atteindre sans risque et je m'éloignai. Je n'étais pas prêt à affronter une bête aussi dangereuse pour défendre mon campement ou mon matériel.

Je passai le reste de la nuit sous les branches d'un vieux chêne. Quand je m'éveillai, l'ours était assis à côté de moi.

Je me levai d'un bond. Mais l'ours fut plus rapide. D'un coup de patte, il me renversa. Puis il se rassit. II avait des yeux jaunes de Cheysuli. Je compris ce qui se passait.

— Ku'reshtin ! criai-je C'est donc ainsi que vous avez l'intention de procéder ?

L'image de l'ours se brouilla devant moi. Un instant plus tard, Ceinn me toisait du regard.

— Nous avons quelque chose à discuter, mon seigneur, dit-il calmement.

— Nous n'avons rien à nous dire, crachai-je.

— Si ! Nous avons tous quelque chose à vous dire !

Les autres guerriers sortirent des ombres où ils s'étaient cachés, accompagnés de leurs lirs.

Ils étaient nombreux. Plus que je n'avais supposé.

— J'ai eu de la chance de vous trouver, dit Ceinn. Nous étions prêts à attendre le temps qu'il faudrait. Mais vous voilà ; nous pouvons enfin régler cette histoire.

— Combien êtes-vous ? demandai-je.

— D'a'saii ? Beaucoup. Au moins deux ou trois dans chaque clan.

Il y avait une trentaine de clans à Homana. Je n'aurais pas cru que les fanatiques étaient aussi nombreux.

— Cela ferait-il une différence si je vous disais que certains Homanans pensent comme vous ? Eux aussi veulent me remplacer.

— Par le bâtard, dit Ceinn. Nous le savons.

— Ian ne sera pas d'accord, dis-je. Isolde vous a répudié. Qui choisirez-vous pour monter sur le trône ? Vous ?

— Ian ne sera pas d'accord tant que vous vivrez, répondit Ceinn. Mais quand vous serez mort...

— Si je meurs, les a'saii homanans auront encore plus de raisons de mettre le bâtard sur le trône. Vous êtes des imbéciles. Vous plongerez Homana dans la guerre civile et ruinerez toute chance de réaliser la prophétie !

— Vous êtes éloquent, dit-il, mais notre décision est prise. Pourtant, nous n'allons pas vous tuer. Vous vous en chargerez.

— Moi ? dis-je en riant. Je ne pense pas que...

— Vous n'avez pas de lir, Niall, interrompit Ceinn. Un Cheysuli sans lir pratique le rituel de mort.

— Je n'ai jamais eu de lir. Le rituel ne me concerne pas.

— Quand nous en aurons fini avec vous, vous serez persuadé que vous avez eu un lir, et que vous l'avez perdu.

Ils avancèrent vers moi, me coupant la retraite. Je tentais de crier ; au moment où j'ouvris la bouche, j'avais perdu les moyens de m'exprimer. Et le désir de le faire.

La piste du loup blanc
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